Lost Highway: le lisible au service de l'illisible
by Antoine Boj
Lisible, d’après le Larousse en ligne, qualifie « ce qui peut être déchiffré sans peine » ou bien, selon un sens plus figuré, « ce qui est facilement intelligible et ne recèle pas d’élément caché ». Ainsi lorsque Fernand Baudin affirme que « l’œil n’est pas seulement nourri par la lisibilité mais par toute la beauté de la lettre », il dit en fait deux choses : la lisibilité n’est pas le seul paramètre recherché par le regard qu’un être humain pose sur un caractère typographique, et la beauté n’est pas nécessairement synonyme de lisibilité. Autrement dit, une lettre, bien qu’historiquement conçue comme un vecteur clair et immédiat de sens, peut, doit même parfois, s’émanciper de cette fonction première, qui n’est selon Baudin « pas toujours suffisant[e], et pas toujours pour tout le monde ». La question de la lisibilité étant fondamentale depuis longtemps dans la théorie de l’art, au moins depuis Boileau dont la pensée, emblématique de l’idéal classique d’intelligibilité, se dresse face à la préciosité baroque et fera réagir après lui des romantiques, des modernes, impatients d’en découdre avec sa conception du bon goût, il est judicieux d’exporter l’assertion de Fernand Baudin en dehors des frontières de la typographie et du design graphique, afin de l’évaluer au contact d’autres formes d’expression artistique. Or selon moi, une œuvre illustre parfaitement la façon dont les rapports entre illisibilité et lisibilité, flou et clarté, répulsion et séduction, produisent une tension qui peut tutoyer la beauté. Cette œuvre c’est un film, réalisé par David Lynch en 1997 : Lost Highway.
Septième long-métrage de sa filmographie, il raconte deux histoires : la première partie est consacrée à Fred Madison (Bill Pullman), saxophoniste talentueux mais sexuellement impuissant, qui soupçonne de tromperie sa très séduisante femme Renée (Patricia Arquette), alors qu’ils reçoivent chez eux d’énigmatiques cassettes VHS montrant l’extérieur et l’intérieur de leur villa. Par ailleurs, lors d’un cocktail, il fait la connaissance d’un homme mystérieux (Robert Blake), dont il a déjà vu le visage en cauchemar, et qui semble être doué d’ubiquité. La dernière des cassettes vidéo se termine en dévoilant Fred, hurlant dans leur chambre à côté du corps assassiné de Renée. Accusé du meurtre, il est condamné à mort et enfermé dans l’attente de son exécution. Après une séquence expérimentale et indéchiffrable, la seconde histoire commence : à la grande stupéfaction du personnel de la prison, Pete Dayton (Balthazar Getty), jeune rebelle de 24 ans, a remplacé Fred Madison dans la cellule du couloir de la mort. Ses parents viennent le chercher et sa vie reprend plus ou moins comme avant, avec ses amis, sa petite copine Sheila et son poste de garagiste. Lorsqu’il rencontre Alice Wakefield (Patricia Arquette, toujours), la très séduisante petite amie de l’un de ses plus fidèles clients, le dangereux producteur de films pornographiques Mr. Eddy (Robert Loggia), sa vie est bouleversée. Passionnément amoureux l’un de l’autre — c’est du moins de ce que croit Pete —, ils décident de cambrioler une connaissance d’Alice afin d’avoir les moyens de s’échapper ensemble.
Par la narration, certaines situations et certains personnages (dont l’homme mystérieux, qui lors d’une scène discute au téléphone avec Pete en tenant un discours similaire à celui de sa rencontre avec Fred), ces deux histoires, bien qu’assez différentes l’une de l’autre a priori, sont liées de manière inéluctable, sans qu’il soit possible de déterminer avec certitude la nature de leur corrélation. Le dernier quart d’heure du film confirme cette intrication, en même temps qu’il achève d’en brouiller l’architecture et le sens. Et alors, quand survient le générique final, sur le même « I’m Deranged » de David Bowie qui ouvrait le film, on se dit, sans doute comme beaucoup d’autres avant nous : « je n’ai rien compris ».
Sauf qu’en l’occurrence, l’expression n’a rien de péjoratif. Pendant plus de deux heures, sans que l’on y prenne garde, Lynch déploie son irrésistible talent de séducteur pour nous attirer très loin, jusqu’au trône chatoyant de l’hermétisme devant lequel on s’incline inconsciemment, hypnotisé par sa beauté. Quand la pellicule s’éteint, que le charme disparaît, que tout soudain s’évapore, impossible de retrouver le chemin qu’il nous a fait suivre. On se souvient certes de quelques carrefours, de quelques raccourcis, mais trop de mirages nous ont définitivement déboussolés. Le seul moyen d’y revenir, de tenter de saisir à nouveau les contours de la reine opacité, qui par sa nature même ne s’offrira jamais, c’est de regarder le film à nouveau. Or même s’il est assez vain de vouloir éclaircir Lost Highway — il y a presque autant de théories que d’amateurs ayant cherché à décortiquer l’œuvre — il est possible d’expliquer son pouvoir de fascination. Alors qu’il reste volontairement énigmatique jusqu’à la fin, ce film ne devient jamais ennuyeux, pédant, affecté ou trop ésotérique car, paradoxalement, Lynch bâtit son illisibilité sur des images extrêmement lisibles.
Plus précisément, il a recours à deux sortes de lisibilité : la première, qui réside dans la clarté structurelle de nombreux plans et du montage de certaines séquences ; et la seconde, basée sur l’utilisation de situations et de personnages stéréotypés, dont la force symbolique les rend immédiatement compréhensibles par le spectateur. Celles-ci sont au service de deux formes d’illisibilité : celle de la narration, et celle qui résulte d’un traitement de la pellicule (flou, bruit, tremblements, vitesse de lecture anormale), perturbant ainsi la très intelligible atmosphère visuelle du long-métrage.
Cette précision formelle, bien que de mise pendant toute la durée du film, jouit d’une importance privilégiée dans la première partie, consacrée à Fred Madison. Le silence, omniprésent, oriente en effet l’attention sur la composition très picturale des cadrages, pour l’essentiel focalisés sur la villa moderne et minimaliste du couple ainsi que sur la perfection plastique du corps de Renée. La scène du coït interrompu par l’impuissance de Fred, autour du premier quart d’heure, est un échantillon concentré de cette esthétique visuelle séduisante, soutenue par un montage aussi simple qu’efficient, et relevée d’une très judicieuse manipulation du son. Dans un clair/obscur à la Caravage, le ralenti central dessine les deux corps, dont la peau filmée de près satine du bronze au doré. Alors que « Song to the Siren » de This Mortal Coil, noyée dans la réverbération, suggère à peine l’amour sublime qui naît des pulsations sanguines de deux corps enlacés, l’expiration de Fred, nette, franche, forte, la réduit brusquement au silence. Puis, appuyé par un bourdon sonore de plus en plus intense, le montage alterne en gros plans le visage affolé de Fred et la main de Renée, innocente et cruelle, qui tapote l’épaule de son amant invalide, tandis que le glas de sa voix chuchotée répète : « it’s okay, it’s okay ». Ici, l’effroyable efficacité de la scène est permise par l’orchestration très précise, très lisible de toutes ses composantes. Le champ-contrechamp serré, utilisé par Lynch avant et après le ralenti, se focalise sur les regards : tandis que celui de Fred trahit une crispation qu’il tente de réfréner tout au long de l’acte, celui de sa femme est insondable.
Alors que ses cheveux, sa bouche, ses seins, ses yeux sont systématiquement filmés avec une attention esthétique intense, Renée, comme Alice dans la seconde partie, se dérobe souvent à notre interprétation. C’est que ce personnage est emblématique de la façon dont fonctionne le film : elle est belle et captivante, mais même observée de près, en détail, elle reste insaisissable. Lynch nous donne souvent l’occasion de la contempler, notamment lorsqu’elle sort au ralenti de la Cadillac de Mr. Eddy, accompagnée par la guitare et les paroles de Lou Reed — « This magic moment / So different and so new / Was like any other / Until I met you » — ou encore lorsqu’à un quart d’heure de la fin du film, Pete et Alice font l’amour dans le sable, éclairés par les seuls phares de leur décapotable rouge. Cette scène, à nouveau, ralentit le déroulement du temps. À nouveau, elle isole les corps sur fond noir, surtout celui d’Alice dont la blancheur est irradiée de lumière. À nouveau, « Song to the Siren » accompagne l’image. Pete, le regard subjugué par son amante, lui répète : « I want you», tandis que la musique se mue progressivement en une escalade de cordes angoissantes, qui gonflent et se tendent jusqu’au point de rupture, le silence. Alice se penche alors, et susurre à l’oreille de sa proie : « You’ll never have me ». Comme nous, spectateurs, qui jamais ne posséderons Lost Highway.
Ces deux scènes sont résolument, absolument cinématographiques. Non seulement parce que tous leurs paramètres sont réglés de sorte qu’elles s’impriment instantanément en tant que fantasmes dans nos esprits, mais aussi parce qu’elles semblent chacune être la quintessence d’un topos : la scène du coup de foudre, et la scène d’amour. Autrement dit, elles condensent suffisamment de codes ancrés dans la culture populaire par plusieurs siècles d’histoire de la littérature, des arts et du cinéma, pour que le spectateur reconnaisse immédiatement la tradition dans laquelle elles s’inscrivent. En grand amateur du mélange des genres — souvenons-nous des deux premières saisons de Twin Peaks (1990 – 1991), qui oscillent entre soap à l’eau de rose, thriller policier et film d’angoisse — Lynch s’amuse dans Lost Highway à rendre très ostensibles les stéréotypes qu’il utilise. C’est parfois magnifique, à l’instar de la danse que les cheveux platine d’Alice accordent au cœur de Pete sur le rock’n’roll de Lou Reed, et d’autres fois très drôle. L’entrée en scène des parents du jeune garagiste, dont le look rockabilly est d’autant plus cliché qu’il contraste radicalement avec l’apparence pincée des vieux cadres de la prison, où est encore enfermé leur fils ; l’arrivée au garage de Mr. Eddy, dont la voix rocailleuse réclame déjà Pete alors que lui et ses deux impressionnants gardes du corps sortent à peine de leur rutilante Mercedes noire, le tout sur une musique d’illustration parfaitement attendue pour ce genre de scène ; le duo d’inspecteurs, qui suit le héros sans raison et n’intervient que pour commenter négligemment les faits et gestes de celui-ci – « Fucker gets more pussy than a toilet seat » : toutes ces situations, tous ces personnages sont si caractérisés qu’ils en deviennent presque grotesques. De même qu’un déguisement de carnaval grossit le contour des différents accessoires qui le constituent, Lynch souligne tellement certains traits qu’ils en deviennent sur-lisibles. Or, ce choix n’est pas seulement motivé par son indéniable affection pour le kitsch — qu’illustre notamment, et avec ferveur, l’apparition de « Glinda the Good Witch » du Magicien d’Oz (1939) pour conseiller Sailor de retrouver Lula, dans Sailor & Lula (1990) — mais bien davantage parce qu’il lui permet de mettre en évidence, par contraste, la complexité de la narration. En effet, dès lors que l’étrange commence à s’épanouir dans la seconde partie du film, soit celle où se concentrent tous les archétypes mentionnés ; dès lors que surgissent clairement dans l’histoire de Pete des réminiscences de l’histoire de Fred (la première étant communément admise comme un rêve que le saxophoniste meurtrier ferait de sa propre histoire), et qu’avec elles l’homme mystère réapparaît, les clichés convoqués par le réalisateur ploient sous le pesant nuage noir qui vient de nouveau couvrir notre faculté de compréhension. En se craquelant, en éclatant, ce vernis hollywoodien trop brillant pour être authentique, mais trop magnétique aussi pour ne pas nous séduire, nous fait chuter sur une autoroute perdue qui file vers un horizon toujours plus noir, obscur, inconnu.
L’inexplicable étrangeté, qui suinte de la rigoureuse construction de chaque plan, qui distord les stéréotypes et désarticule la narration, s’incarne aussi plus physiquement par des altérations de la netteté visuelle du film. Les cassettes vidéos que les Madison reçoivent chez eux, manifestations effrayantes de l’angoisse silencieuse qui hante leur villa autant que leur couple, sont issues d’une caméra de piètre qualité — celle de l’homme mystérieux, comme on le découvre plus tard. À chaque visionnage, alors que l’écran de leur télévision est d’abord montré enchâssé dans son meuble, il finit par se confondre avec le nôtre pour occuper la totalité du cadre. Nous sommes alors plongés dans le malaise d’une image trouble, bruiteuse, tramée, peu contrastée et en noir et blanc, qui tranche radicalement avec la photographie du long-métrage, aux ombres marquées et aux couleurs saturées. La musique qui l’accompagne est d’abord bourdonnante puis de plus en plus stridente et dissonante, tandis que le sound design accuse d’un bruit âpre chaque perturbation de l’image. Avec ces vidéos, c’est comme si l’illisible transperçait sa coquille de papier glacé, jusqu’à la faire éclater définitivement. Ainsi, lorsque le dernier enregistrement qu’ils reçoivent dessine les contours flous d’un Fred hurlant dans le sang du corps découpé de sa femme, l’effroi nous transperce d’une lame aiguisée par l’incompréhension. Dans la seconde partie du film, d’autres scènes ponctuent la montée en puissance de l’étrange, au moyen d’effets de lumière et de mise au point, ou par des mouvements, des tremblements de caméra. Toujours, le son vient accentuer la nausée, qu’il soit bruitiste, sifflant, vrombissant, ou bien issu du répertoire de groupes de métal industriel tel que les tonitruants Rammstein, dont le titre éponyme rend moins respirable encore l’hallucination de Pete dans laquelle Alice, cernée d’une épaisse lumière orange, les cheveux écarlates déformés par une distorsion optique et la bouche entrouverte par le plaisir bestial de la pénétration sexuelle, crache un venin dédaigneux au visage du jeune homme désorienté. Toutes ces irruptions de l’obscur semblent anticiper, ou rappeler la plus impressionnante d’entre elles, celle de la transformation de Fred en Pete. Presque trois minutes d’expérimentations visuelles et sonores typiquement lynchiennes, aussi énigmatiques que saisissantes. Parce qu’elle est à la charnière des deux histoires, mais qu’elle ne donne aucun indice sur la façon dont elles sont articulées, cette séquence est la pierre angulaire du film. Certains plans identiques réapparaissent d’ailleurs dans le dernier quart d’heure, alors que les frontières identitaires des personnages s’effritent, et que la narration succombe à l’illisible, irrémédiablement.
Lost Highway, en somme, est un chef d’œuvre et un manifeste. Construit autour d’un trou noir dont la force de gravité fait tourbillonner des images claires, voire archétypales, en les distordant de plus en plus et en déréglant la logique qui semble d’abord les unir, il est symptomatique du style de Lynch. Blue Velvet (1986), Twin Peaks ou Mulholland Drive (2001), toutes ces œuvres relèvent du même rapport de force, dans lequel la lisibilité, évidemment, « n’est pas toujours suffisant[e] », pour reprendre les mots de Fernand Baudin. Elle n’est qu’un leurre, un charme, un envoûtement. Un outil, en somme, quand l’illisibilité est une fin — ou plutôt, si l’on en croit le sentiment que nous procure le défilé ininterrompu des lignes jaunes tracées sur le bitume, qui ouvre et referme le film : une infinité.