Terres-Vagues : Fragments de villes, pays, nations
by Black(s) to the future, Fallon Mayanja, Josefa Ntjam, Nicolas Pirus, Mawena Yehoussi
« Combien de siècles surexposés ont fissuré nos sols, jusqu’à ce jour où la fracture fut prononcée ? Nous ne le savons plus. De ces temps irradiés nous restent ces bouts de terres, mers et montagnes qui flottent dans l’espace-noir, accrochés aux morceaux d’atmosphère qu’ils ont emporté. Un archipel stellaire d’îlots à la dérive, fragments de villes, pays et nations que l’on nomme les terres-vagues. Une constellation reliée de nos corps d’eau dans l’océan de l’infini.
Les documents concernant la fragmentation du monde sont peu nombreux, nous tentons ici d’en retracer l’histoire et nous vous partageons les premières notes de nos recherches. Elles sont accompagnées d’un document rare et précieux : l’enregistrement d’une voix recueillie dans l’espace. Ces mots, prononcés au moment même de la dissolution, dérivent dans l’immensité de notre océan-galaxie. »
[…]
Mais si « [la] mondialisation contemporaine a finalement créé “un seul monde”, dans lequel tous les individus et toutes les communautés historiques et culturelles particulières sont virtuellement en relation les uns avec les autres » [1] ; en cette époque quitte de fragments territoriaux inconnus que l’homme pourrait coloniser pour mieux rêver et où affiches, mèmes, hashtags et leitmotivs psalmodient une même Histoire à l’idéologie monolithique : quels espaces restent-ils désormais où régénérer d’alternatives narrations et imaginaires, pour autrement négocier-jouir-et-vivre-ensemble ?
Car, la mondialisation nous apparaît d’abord comme une machine à produire des « lieux-communs », qui à force d’un prosélytisme synonyme de « banalité ; cliché, poncif, topique ; généralité ; trivialité, sentier battu, platitude, convention, bateau, vieillerie » [2] ; ne sont plus que des terres arides pour des communautés [3] en friche (« norm(alis)ées / oxydant-alisées »). [4] Pourtant, nous ne pensons pas que le monde manque ni de sols, ni de semences, ni d’outils — géographiques, imaginaires, sémantiques, humains, techniques, culturels ou politiques. Il en regorge et déborde au contraire, et il ne tiendrait qu’à nous — artistes, chercheurs, citoyens — d’en manipuler l’usage, la potentialité « en creux », de ce temps et ces espaces de jachère, que nous nommons ici « terrains vagues ».
« à l’ombre se substitue un soleil de sang et d’argent symétries abstraites en corps déstructurés j’ai crié à la ville que je ne voulais plus d’elle de moi et de nous la ville me donna son dernier coup, amorti par cette vague tenue en laisse même la nature est désormais contrôlée
Nous ne sommes ni d’un temps, ni d’une géographie, encore moins d’une philosophie terrains vagues, Vous ne me tiendrez plus, je ricoche et m’éclate contre ces barres de fer,
Alors frères et sœurs, génération déglinguée valdinguée d’internets en internets, nous qui pensions nous ressembler, s’assembler sur les toiles de nos mondes inventés
On a brandi le hashtag comme nouvelle norme sur place ou à emporter. »
[…]
Aussi, au rebours des schèmes de (re)production d’une société contemporaine de facture occidentale, l’Afrofuturisme nous apparaît comme un de ces rares appareils capables de rouvrir à l’espoir d’une humanité voyageuse et compagnonne ! Parce qu’hermétique et protéïforme, offrant des espaces où l’Histoire n’est plus, où le Temps se dissout puisque l’État n’est plus : l’Afrofuturisme permet à chacun.e de redevenir l’homme, la femme, l’alien et le congénère d’un espace véritablement (en) partage, hybride, déin.fini, dans, par et pour un futur où la géographie est sans frontière qui ne soit elle-même à habiter.
Projetant ses racines vers l’avenir, l’Afrofuturisme ne s’attache pas à l’exploration / remise en question d’un seul facteur mais engage au contraire un changement global, « au-delà des mers », [5] tout à la fois étrange(r), créatif et d’actions. Syncrétisme cultu(r)el s’il en est, pour une émancipation territoriale et cosmogonique : l’Afrofuturisme n’est ni seulement un mouvement artistique (une « école », à l’esthétique instituée), ni une po.é/li.tique exclusivement afro-connexe. [6] Porté par une multi-dimension universelle — ou plus précisément interstellaire [7] et contemporaine [8] — l’Afrofuturisme est à nos yeux le manifeste d’autres récits hétérotopiques et fondamentaux, d’autres expériences communes et collectives, d’autres économies du soin et politiques … bref, d’autres rapports possibles (d’être) au monde . [9]
Au-delà des mers, espaces non alignés, dissolution absolue de nos temps absurdes, les étiquettes ont été effacées par cet acide chronophage. Elleux, nous, vous, je, aucun pronom ne pourra maintenant nous rattacher. Ah ! Vous ne vous attendiez pas. Ne plus pouvoir nous placarder, disséquer, de mots en maux. On a glissé à travers vos pores bien trop rangés, rongés par ces cycles d’histoire.s susurrées.
Nos mots, ce sont ces pierres métamorphiques compressées par les couches successives d’histoires à débusquer. On avance en loucedé, remplaçant nos drapeaux par ces avatars et hashtags impossibles à identifier. Mais t’es qui toi ? Elleux nous, vous, je, je, je … je parle à ma place, en mon corps réseaunant.
L’ancien des anciens des anciens, cycle continu intarissable d’imaginaires abscons, nous ne finiront jamais de redéfinir les limites, normées, et imposées, pour mater l’agitation. Mais impossible de nous poser des frontières ! On déborde, on glisse, on dégouline en rampant. Derrière nous, cette trainée visqueuse, qui parfois vous dégoûte, et qui nous lie dans la pénombre. En sortant de la nuit, nous n’avons pas vu les lumières, nous étions déjà éclatant. Alors comment vous dire, que nous sommes constellaires, constellations calcaires.
Ensemble, c’est en particulier cette notion de fracture comme mouvement que nous souhaitons recouvrir. Nous n’avons point ici la prétention de « déconstruire » les réseaux d’une interdépendance mondialisée ; ni à l’inverse de « produire » une quelconque sémantique libératoire. Tout juste, notre effort se veut-il de recomposer, ou manipuler ces espaces interstitiels, en « creux », résiduels, d’un programme générique au pouvoir d’invective (publicitaire) aussi clivant que connecté, aussi aliénant qu’intégré, etc.
À l’origine du recommencement, le début n’existait pas. Nous n’avons jamais voulu nous authentifier géographiquement comme êtres de temps palpables. Comment vous dire que nos corps en forme de gouttes ne savent plus qui de la vapeur, l’océan, la pluie ou la flaque a été la mère. On se déplace en ondes télescopiques, laissant toujours derrière nous cette trace visqueuse pour que certain.es puissent nous retrouver. Mais l’on ne s’arrête pas, même en rampant l’on continue d’avancer. Parfois limaces, cétacés, plantes carnivores, lierre, et cactacées.
[…]
Comment les histoires se forment, déforment et réforment-elles ? Comment les voix, les échos de ces narrations s’ancrent-ils dans le réel ? Quelles zones affranchir désormais pour nos « futuribles » [10] ? Ce projet serait dès lors l’occasion de laisser s’échapper les r/h.umeurs du « Tout-monde 4.0 » [11] et créer à rebours, des espaces d’expérimentation collective et prospective, pour cette nouvelle cosmopoétique.
- Cf. Etienne Balibar, « Cosmopolitisme et Internationalisme : deux modèles, deux héritages » in Philosophie politique et horizon cosmopolitique, livret de la Journée de la philosophie à l’UNESCO N°10, 2004. « Le “cosmopolitique”, au sens d’une sphère d’intérêts communs à toute l’humanité — dans le champ économique, celui des communications et de la culture, de l’environnement, de la sécurité collective, etc. —, n’est donc plus de l’ordre de l’utopie, c’est-à-dire de l’imagination et de la projection idéale, pour ne pas dire du rêve. Il est désormais de l’ordre de la réalité, même si cette réalité est conflictuelle, si elle divise autant qu’elle unit. […] ce qui implique que les intérêts et les conflits soient portés au jour d’une conscience et d’un débat public, dont les institutions et le langage se forgent à mesure que les individus apprennent à “éprouver la dimension mondiale” de leurs problèmes (feeling global), en traversant les frontières des États et de l’idiome. »
- Source : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.
- Cf. Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, PUF, 2000. « La communauté n’est pas une propriété, un plein, un territoire à défendre et à isoler de ceux qui n’en font pas partie. Elle est un vide, une dette, un don » — tous sens du mot munus, qui a donné l’expression latine cum-munus, et non pas cum-unus, c’est-à-dire “comme unité”, tel qu’on le croit trop souvent. La communauté est donc un don ou une dette “à l’égard des autres et nous rappelle aussi, en même temps, notre altérité constitutive d’avec nous-mêmes” ».
- Eden Tinto-Collins, Bonne Arrivée ou la Numination, auto-édité, 2017– 2018.
- Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages, Seuil, 1998.
- Si le préfixe « afro » induit un attachement primordial à la notion d’africanité, ou plus précisément à la complexion qui lui serait associée, celui-ci est ni exclusif, ni suffisant. C’est justement parce qu’il émane de la marge première, originalement diverse, à partir de laquelle notre civilisation contemporaine s’est constituée –– le Noir ––, que l’Afrofuturisme semble pouvoir en diffracter les paradigmes et se faire le pont d’altérités foisonnante, hétérogènes et décomplexés, trans– (au sens premier de traversée). L’Afrofuturisme ne saurait donc s’entendre dans une seule perspective raciale –– généalogique ou responsive.
- « On désigne sous le nom de matière interstellaire la matière située entre les étoiles [qui se] présente sous forme de nuages discrets, brillants ou obscurs (nébuleuses diffuses), [ou encore] d’une vaste enveloppe gazeuse (nébuleuses planétaires) ». (Schatzman, Astrophys.,1963, p. 112). Nous désignons pour notre part ici, sous le nom de matière interstellaire, l’étoffe qui se situe aux interstices des archipels des savoirs et des pratiques communément admis. À la différence de l’arborescence — qui vient faire le lien de points en points — nous cherchons à explorer « en creux » une histoire lacunaire aux possibles alternatives. (Source : Wikipedia)
- Giorgio Agamben, La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène Raiola, Seuil, 1990.
- L’Afrofuturisme n’est donc pas non plus une ultime remise en question d’un système de pensée —(méta)physique, économique, écologique, anthropologique, identitaire, historique, politique, culturel, etc. — héritier ce moment nommé Modernité (de l’Humanisme des Lumières à nos actuelles conventions civilisationnelles Néo-libérales) ; mais un effort, une praxis bouleversante d’alternatives vivantes (plutôt que vivables), afin de nous préparer à notre humanité nouvelle, hybride.
- Futuribles est un néologisme créé par Bertrand de Jouvenel, mot-valise formé de la rencontre de futurs et de possibles. Association internationale (loi 1901) créée en 1967, aujourd’hui présidée par Jacques Lesourne, Futuribles est un centre indépendant d’études et de réflexion, qui mène des activités de veille et de prospective afin de contribuer à une meilleure compréhension de la dynamique du monde contemporain à moyen et à long terme. Leur site : www.futuribles.com
- Le concept d’Industrie 4.0 ou industrie du futur correspond à une nouvelle façon d’organiser les moyens de production. Cette nouvelle industrie s’affirme comme la convergence du monde virtuel, de la conception numérique, de la gestion (finance et marketing) avec les produits et objets du monde réel. Les grandes promesses de cette quatrième révolution industrielle sont de séduire les consommateurs avec des produits uniques et personnalisés, et malgré de faibles volumes de fabrication, de maintenir des gains. Ces mêmes consommateurs peuvent ainsi communiquer avec les machines durant les phases de réalisation, ce type de production s’appelle la « Smart Product ». […] L’industrie 4.0 touche évidemment l’aspect économique mais a également des impacts sociaux, politiques ou environnementaux. Il pose la question de l’emploi de millions de salariés à travers le monde. […] Plus généralement, il est nécessaire de réfléchir à la place de l’humain dans cette industrie 4.0. (Source : Wikipedia)