Why can't we live together
by Marie-Mam Sai Bellier
High flower power dans sa première forme est un fantôme. Entrelacs de pulsations lumineuses amalgamées à même l'œil de Victorien Soufflet, l’esprit de l’œuvre à la forme d’une fleur géométrique, emprunte de touche de claviers. Un artefact ectoplasmique incarné qui fait suite à une déambulation digitale trop intense. C’est en étudiant l’UX design de l’iPhone, que l’artiste chercha à capturer cette fleur de mémoire à travers le dessin dont iel donna corps après une répétition du geste de l’impression rétinienne sur son écran. L’œuvre est donc l’impression du souvenir de cette fleur, obtenue après un scroll inlassable, balade frénétique à l’aire de l’anthropocène. Une forme générée par le smartphone, celui qui célèbre l’instantanéité souveraine, nous permettant d’être ensemble partout, maintenant, mais qui en même temps se dresse comme une barrière entre les individus et force une nouvelle forme de solitude.
High flower power se présente alors comme la capture romantique d’un souvenir, d’un entre-deux monde, enfin matérialisé et scellé. Un jeu d’encastrement de plexiglas colorés et éthériques évoque le vitrail médiéval, module de récit à la dimension divine par ses jeux de lumières. L’œuvre est alors arcane, dont la synthétisation formelle de cette fleur est comme l’idéogramme d’un langage oublié ou subjectif.
Dans le cadre de l’exposition « Sold Artworks & Other Stories » j’ai été invitée par Victorien Soufflet à écrire un texte à propos de l’œuvre High flower power que je vais acheter. C’est à la suite de cette invitation et en envisageant le texte comme sceau de mémoire, que j'ai souhaité reproduire le processus créatif de l’oeuvre en l'appliquant à l’écriture. Créer un amalgame textuel, collage et égrégore de l'ici et maintenant à travers un exercice d’écriture d'une semaine, comme une photographie prise en pause longue nourrit des histoires de l'espace dans lequel je me trouve au moment où j’écris : la Crète. Une lecture animiste —ou un atlas mnémonique— des endroits où je vais, comme une enquête : tissage organique de réalités communes fixées par l’écriture, stimulées par l’évènement. Si l'artiste agit comme un catalyseur d’émotions et de références à travers la production d’une oeuvre, l'achat par un tiers est aussi un marqueur de temps, dont on se fait garant de transmission. Moments de vies et d'histoires imprégnées d’émotions participeront à l’énergie de la pièce, que l'on garde près de soi pour la transmettre à nouveau.
« En quoi consiste ce qui existe toujours ? » Platon, Timée, -360 avant J.C., rédigé en Crète.
Cette nuit j’ai rêvé d’une fleur géométrique.
Comme un soleil, cet amalgame de souvenirs issu de mon rêve fait suite à ces 7 jours de recherches pour ce texte. La fleur m’habite, mais celle-ci est différente : les pétales ressemblaient aux fleurs blanches, la « Réséda », que j’ai vu plusieurs fois en bas des montagnes de Diktis et des plages de Kalo Nero, là où l’air est frais. Comme d’innombrables êtres spirituels ou feux follets dans ce paysage aride et vide, taillé pour les dieux, hostile pour les humains, il m’indique le printemps de ma vie, un miroir de Psyché [1].
Cette notion d’échelle gigantesque induite par les montagnes escarpées de Grèce nous en apprend sur le lieu d’écriture du Timée de Platon, qui en -360 avant J.C rédigea en Crète ce texte qui aborde, entre autres, l’existence d’un langage de l’univers, inhérent à un principe de géométrie sacré, comme l’alphabet unique de toute chose vivante et non-vivante. Une répétition des formes du micro au macro, du corps à l’espace cosmique, une dimension sacrée exprimant un dessein global : nous ne serions qu’un.
Entre géométrie, philosophie et ésotérisme, mon premier contact avec High flower power a été mon invitation à contribuer au deuxième numéro de la revue Diorama, que je co-édite, intitulé Geometric City. Celle-ci a pour point de départ une citation de Victor Vasarely, pionnier de l’Optical art et annonciateur de la nouvelle cité géométrique, polychrome et solaire. En 1954 Vasarely prône un message d’espoir pour le nouveau monde à bâtir post-Seconde Guerre mondial. Mais ce rêve d’un monde de solidarité et de paix représenté par l’architecture des « grands ensembles » s’est transformé en ce ghetto que nous connaissons aujourd’hui. La plupart des contributeurs de la revue se sont rebellés contre cette vision vasarelienne en proposant un monde organique et sombre, tout à l’encontre de la cité géométrique et solaire. A contrario, Victorien Soufflet me proposa cette pièce artistique comme une réponse géométrique émotionnelle et lumineuse qui m’a beaucoup plu, dans laquelle géométrie et nature se retrouvent amies, lignes et sentiments aussi. J’ai tout de suite souhaité exposer l’oeuvre au lancement de la revue quelques mois plus tard au Subaru à Montreuil en septembre 2021 (squat, atelier d’artiste, lieu de vie, détruit aujourd’hui). La période de la fin de mise en livre de ce deuxième numéro de Diorama correspond à Mars 2020, le début de l’enfer du Covid, de la distanciation sociale, et d’une peur terrible de la fin d’un monde, où la nature reprend ses droits et nous punis.
C’est ici aussi que Platon fixa par écrit le mythe de l’Atlantide dans le Timée, en Crète sur ces plages sûrement.
Les ruines et le ciel sont le symbole de la peinture romantique.
Certes, les ruines et l’eau sont omniprésentes dans le paysage ici et ne cesse de m'interroger sur le passé de ce lieu, de ses habitants disparus et de ses mystères. La civilisation avancée et engloutie dont parle Platon, correspond sûrement à la première civilisation européenne ayant prospérée sur ces terres environs 4000 ans avant notre ère —lorsque Athènes n’était encore qu’un village— la civilisation Minoenne. Celle-ci vénérait la nature et en particulier la mer. Au XVIème siècle av. J.-C, une éruption volcanique d!une violence inimaginable sur l’ile de Santorin [2] provoqua un tsunami dévastateur qui ne leur laissa aucune chance et qui acheva de façonner définitivement ces paysages accidentés.
Ainsi, seuls les mythes subsistent désormais, les mots, les suppositions et les ruines. Une distance temporelle et des métaphores aussi. Il reste le lieu. Un lieu d’agrégats à découvrir sous l’eau sous forme d’amas de roches, d’anciennes maisons, habitées par les poissons maintenant, survolées par les touristes. Platon, les ruines sur l’île en face de moi, les galets de lave volcanique et les morceaux de poteries, la Méditerranée, sont autant d’indices que de relais à travers le temps du mythe de ce lieu : je ne pensais pas découvrir l’Atlantide ici.
Je voyage en répétant ce geste de l’écriture et tente de me connecter à une mémoire, brouillée par un amas touristique énorme. Si les mythes et leurs lieux font partie intégrante de la richesse de la Crète, l’un des plus célèbre d’entre eux, celui de Thésée nous en apprend plus sur la notion de l’oubli comme punition céleste. Persistance de la mémoire ou célébration du passé se jouent-ils ici ? Je suis donc allée sur les traces de lieux mythiques locaux, vrais et faux, comme la grotte Psychro [3]—majestueuse pièce de géologie et aussi d’écriture mythologique— où l’on y jette des pièces de monnaie pour nous porter chance. J’ai aussi visité le palais de Knossos —qui fut à l’origine du mythe du labyrinthe du Minotaure— à moitié reconstruit comme à l’époque pour permettre une meilleure projection dans le passé. Le souvenir ici est caricaturé par le tourisme de masse. Un indicateur qui révèle dans son territoire un storytelling de surconsommation populaire avec ces boutiques « souvenirs-gifts », où le récit est la part la plus importante de l’économie insulaire. Un monde upside-down entre terre et mer basé sur le mythe au milieu d’un monde en crise, d’une mer terrible, nous raconte à demi-mot l’Atlantide.
La mer Méditerannée est pour moi un lieu schizophrénique entre drames de vies et beautés géologiques. Comment l!enfer et le paradis se mêlent ici aussi bien. Les deux se rencontrant dans une violence sans nom, entre Europe et Afrique, me parlent avec effroi. Alors comment être ensemble ?
Tell me why, tell me why, tell me why Why can't we live together Tell me why, tell me why Why can't we live together Everybody wants to live together Why can't we be together No more war, no more war, no more war Just a little peace No more war, no more war All we want is some peace in this world Everybody wants to live together Why can't we be together No matter, no matter what color You are still my brother I said: "No matter, no matter what color" You are still my brother Everybody wants to live together Why can't we be together Everybody wants to live Everybody's got to be together Everybody wants to live Everybody's going to be together Everybody's got to be together Everybody wants to be together I said: "No matter, no matter what color" You're still my brother I said: "No matter, no matter what color" You're still my brother Everybody wants to live together Why can't we be together Gotta live together, together.
Heureux hasard ? Cette musique que j’entends dans le café où je me trouve me connecte à un autre souvenir lorsque j’écris ces mots : Why can't we live together de Sade. Première musique du mix Selfless, the walking mix [5] réalisé par Victorien Soufflet dans le cadre du projet Fruit of the loop [4] curraté avec des ami.e.s lors du premier confinement Covid19. Un projet pour tenter de se rapprocher par la musique à distance dans nos appartements.
Si le message d’inclusivité et de paix que délivre les paroles de Sade fait écho au titre de l’oeuvre de Victorien, l’histoire dit ici que les « enfant des fleurs » (hippies) auraient établi une base en Crète, notamment sur la plage de Matala. Nous y sommes allés et avons vraiment ressenti la sensation d'arriver trop tard. Sur les murs « Today is now, Tomorrow never comes », cependant, plus d’enfants des fleurs ici.
Être ensemble Aujourd’hui Ici / par où?
Le fil d’Ariane la liant à Thésée à travers le labyrinthe du Minotaure, sublime histoire d’amour — tragique puisqu’il est condamné à l’oublier— pourrait être une réponse désirable. Si le secret du labyrinthe réalisé par l’ingénieux Dédale —qui permet d’enfermer le terrible Minotaure mangeur d’hommes— est le tracé du passage de celui qui l’éprouve, alors l’écriture est la promesse qui nous relit à distance.
« On ne s’aperçoit peut-être pas tout de suite à quel point il est logique que l’homme qui s’enfonce dans le labyrinthe n’ait pas de mémoire. » Jean-Pierre Vidal [6]
Ces images, ou ces récits qui se transmettent comme des capsules temporelles à travers le temps nous lient les uns aux autres par ceux qui les tissent, les portent et les transmettent. Joyaux de l’humanité, les mythes se colportent et les histoires survivent. Elles nous apprennent qu’il faut se souvenir. Si une œuvre est un marqueur temporel ou un contenant mythologique, elle a cette capacité à nous relier à une mémoire collective persistante. L’œuvre est alors une porte personnelle nous permettant d’être ensemble au présent, elle est ce fil qui nous connecte dans le temps et l’espace, un espoir de se retrouver dans ce dédale.
- En référence à la déesse des songes Psyché (signifiant l’âme en grec).
- L'une des îles des Cyclades dans la mer Égée.
- Lieu de naissance de Zeus, dieux des dieux de le mythologie grecque, où il fut caché par sa mère Rhéa de son père Chronos qui mangeait tous ses enfants.
- https://soundcloud.com/fruit-of-the-loop
- https://soundcloud.com/fruit-of-the-loop/victorien-soufflet-selfless-the-walking-mix
- Le labyrinthe et l’oubli, fondements d’un imaginaire, Bertrand Gervais, 2002